Le talentueux Monsieur Chabassol
« C’est un homme à tout faire », dit
de lui sa femme en plaisantant. « D’ailleurs,
il a tout fait ! ». Acteur de théâtre et de cinéma, restaurateur
puis décorateur, en privé ébéniste et peintre : à 73 ans, l’œil vif et la
voix rieuse, Jacques Chabassol semble faire partie des happy few qui n’ont pas eu à choisir. Parmi ses multiples vies,
celle qu’il connut comme discret jeune premier du cinéma français des années 50
aux côtés des plus grands pourrait lui sembler loin. Mais de Cayatte à Lautner,
de Duvivier à Carné, d’Arletty à Fernandel, ses neuf films et dix ans de
carrière sont définitivement de ceux qui laissent des souvenirs.
L’enfance de ce fils
d’épicier ardéchois établi à Montmartre, c’est d’abord celle d’un véritable gamin
de Paris, exemplaire de cette jeunesse d’après-guerre électrisée par le monde
du spectacle. Un abonnement au théâtre le met sur la voie. À dix-sept ans, il rejoint
la scène en s’inscrivant au cours du Théâtre de l’Œuvre, qui accueille
régulièrement Lise Delamare, Georges Chamarat ou Pierre Brasseur. Suit un petit
rôle dans Le Piège à l’innocent, mis
en scène par Jean Le Poulain en 1953, aux côtés de Paul Cambo et de Jean
Muselli. La même année, André Cayatte lance une audition pour réunir à l’écran la
bande des jeunes d’Avant le déluge autour
de Marina Vlady. Chabassol est choisi avec Clément-Thierry, Jacques Fayet et
Roger Coggio aux côtés d’acteurs confirmés comme Bernard Blier, Jacques
Castelot et Balpêtré. Il se souvient : « Nous formions une bande très sympathique. Cayatte nous dirigeait remarquablement
et avait bien typé chaque personnage : face à Line Noro, qui jouait ma
mère, très possessive, il m’avait par exemple donné comme instruction de
toujours regarder par terre. » Et
de rappeler cette anecdote : « Un soir, j’avais raccompagné Marina Vlady
chez elle en Vespa quand, en rentrant de Clichy, j’ai eu un accident avec un
camion. Il ne restait plus que quelques scènes à tourner mais on a dû arrêter
le film pendant trois semaines. Je les ai passées à l’hôpital à me faire
refaire le nez… » Le film est un succès et toute la troupe se retrouve au
Festival de Cannes de 1954 : « Dans
l’avion, Cocteau et Noël-Noël nous avaient dit : “C’est certain, vous allez être primés…”. » La prophétie s’avère
juste et Avant le déluge remporte le
Prix international.
Très vite, les films
s’enchaînent. D’abord L’Affaire Maurizius,
où il est choisi par Julien Duvivier pour un autre rôle de jeune au milieu
d’une pléiade de stars : Daniel Gélin, Charles Vanel, Eleonora Rossi
Drago, Madeleine Robinson, Anton Walbrook… L’air candide, la raie impeccable,
son naturel fait mouche sous ses allures de jeune homme de bonne famille. C’est
ensuite Huis clos de Jacqueline Audry
et le souvenir d’un Jean-Paul Sartre présent sur le plateau pour superviser le
script. Bientôt l’Italie s’intéresse à lui et le célèbre producteur Angelo
Rizzoli vient en personne le rencontrer à Paris un jour de 1955, accompagné du
réalisateur Franco Brusati. Il est engagé pour donner la réplique à Myriam Bru
dans Il padrone sono me :
« Le film est un bon souvenir : nous recevions sur le plateau la visite de
Gloria Swanson, alors en séjour à Rome, que j’allais chercher à sa résidence
des Parioli. Elle ne sortait qu’une fois par semaine mais jusqu’à sept heures
du matin… À Cinecittà, ma loge n’était pas loin de celle d’Audrey Hepburn, venue
tourner des raccords pour Guerre et Paix. »
À son retour, il retrouve l’ambiance des nuits de Montmartre et monte avec Jacqueline
Duforest, au célèbre restaurant Le Coup
de frein, un club nocturne dont Alain Delon devient le parrain. C’est
l’époque où Marcel Carné cherche à se familiariser avec les lieux fétiches de
la jeunesse branchée pour son film Les
Tricheurs (1958). Jacques Chabassol lui sert alors de guide dans la découverte
des boîtes et des clubs en vue. En souvenir de ces escapades, il fera une
apparition dans le film aux côtés de Belmondo.
Vient le service militaire
en Algérie, où il est pendant trente mois infirmier chez les paras. Sans pour
autant oublier le spectacle : à la demande de Mme Massu, il monte une
tournée théâtrale à l’intention des troupes stationnées dans le pays. De retour
en métropole, il joue, à nouveau avec Blier, dans les premiers films de Georges
Lautner (Marche ou crève et Arrêtez les tambours), avant de ponctuer
sa carrière au cinéma en 1962 par Le Voyage
à Biarritz de Gilles Grangier, où il interprète le fils de Fernandel :
« J’ai été imposé contre son gré car
il voulait jouer avec son fils Franck. Mais quand on s’est rencontrés, il m’a
dit : “Chabassol, ça sent le midi” et tout s’est bien passé… »
Sur ses adieux au cinéma, Jacques
Chabassol se montre plutôt pragmatique : « J’ai arrêté parce que j’avais monté deux restaurants, l’un à
Auvers-sur-Oise, qui servait aussi pour des expositions artistiques, et
l’autre, Chez Ubu, à Montmartre, qui
ouvrait seulement le soir et où les artistes en herbe venaient passer des
auditions, chanter, danser. C’était une affaire commune avec le marquis de La
Bourdonnaye, un producteur que j’avais rencontré sur les films de Lautner. Lui
aussi était un ancien para et nous avions sympathisé. Il se servait de Chez
Ubu comme d’un pôle relationnel et moi je
tenais le restaurant. On y faisait presque tous les cocktails de Lautner,
joignant ainsi l’utile à l’agréable. » Bientôt il donne une nouvelle
preuve de sa capacité de talentueux touche-à-tout en se lançant avec le
décorateur de cinéma Louis Le Barbenchon dans l’insonorisation du Bus Palladium,
la célèbre boîte ouverte rue Fontaine en 1965. Avant de passer avec le même enthousiasme
à la décoration, qu’il apprend sur le tas de Le Barbenchon. Ensemble ils
conçoivent les décors de célèbres restaurants parisiens et de quelques films
comme Les Compagnons de la marguerite de
Mocky (1969).
Sa rencontre avec Lilian le
met sur de nouveaux rails. Elle est styliste et a travaillé comme costumière
pour Sheila : « C’est Jacques
qui m’a convaincue de monter ma maison de prêt-à-porter. J’ai habillé la bande
des yé-yé : Charden, C. Jérôme et tous les autres. Je faisais les costumes
de scène et Jacques décorait leurs appartements. Puis l’affaire a pris une
telle importance qu’il a laissé tomber la décoration pour travailler avec moi. »
En 1994, la retraite les amène dans cet enchanteur village de Provence où ils vivent
aujourd’hui. À ces Parisiens de longue date, la capitale ne semble pas
manquer : « Nous y allons trois
ou quatre fois par an. Mais quand on a goûté au sud, on ne peut plus s’en
passer… » L’aménagement de leur maison, où chaque meuble traduit un
goût très sûr, est évidemment son œuvre à lui. « C’est un artiste… », souligne
amoureusement Lilian. La preuve s’il en fallait que, même pour un bref passage,
on ne vient jamais au cinéma complètement par hasard. Modeste, Jacques
Chabassol sourit, se contentant d’invoquer « les circonstances de la vie » pour expliquer ses carrières
successives. Une chose est sûre : il a désormais tout le loisir de
repenser à ses multiples existences. Et, sans aucun doute, de s’en inventer
d’autres.
FILMOGRAPHIE :
1953 o Avant le déluge d’André Cayatte
avec Marina Vlady
o L’Affaire Maurizius de Julien Duvivier
avec Daniel Gélin
1954 o Huis clos de Jacqueline Audry
avec Arletty
1955 o Il padrone sono me de Franco Brusati
avec Andreina Pagnani
1958 o Les Tricheurs de Marcel Carné
avec Pascale Petit
1959 o La Nuit des traqués de Bernard-Roland
avec Philippe Clay
o Marche ou crève ! de Georges Lautner
avec Juliette Mayniel
1960 o Arrêtez les tambours ! de
Georges Lautner
avec Bernard Blier
1962 o Le Voyage à Biarritz de Gilles Grangier
avec Fernandel
ã Geoffroy Caillet pour Les Gens du Cinéma (Mise à jour 12/04/2009)